Dominant le plateau de la tête et des épaules, Jean-François Lapointe incarne un Golaud exceptionnel, tellement évident qu’on en oublie presque qu’il fut également autrefois un très grand Pelléas. Le baryton québécois parvient à la synthèse exacte du texte et du chant, semblant parler sur des notes, sans que jamais le moindre effort ne vienne troubler cette impression de naturel absolu. A cet égard, sa grande scène de l’acte IV représente le sommet de la soirée, déconcertante de violence et de douleur.
Chaque mot claque comme une gifle, chaque note transperce la salle comme une lame, pour un grand moment d’art lyrique. Au fur et à mesure du drame qui se noue, on le sent perdre pied peu à peu pour ne devenir que haine et céder à la pulsion de mort qui prend possession de sa raison. Son désespoir au moment de la disparition de Mélisande n’en devient que plus poignant.
Jean-François Lapointe, qui fut un beau Pelléas, est un formidable Golaud, certainement l’un des plus grands. Il a mûri depuis sa prise de rôle à Nantes, il y a quatre ans. La vérité de son chant, sonore, plein et clair, intelligible, jointe à un travail d’acteur exemplaire emportent l’adhésion. Par son humanité sincère, il parvient à rendre Golaud sympathique, malgré sa violence criminelle. Alors qu’il est la brute dévorée par la jalousie par qui le drame arrive, il lui donne une profondeur, une vérité psychologique qui rendent le personnage infiniment attachant. Son évolution est magistralement traduite, et nous fait partager son accablement final.
On connaissait les capacités vocales du baryton originaire du Saguenay–Lac-Saint-Jean, mais ce qui rend son travail si impressionnant dans le seul opéra composé par Debussy, c’est la présence physique de Jean-François Lapointe. Son jeu est si intense, mais néanmoins maîtrisé, que les autres personnages ont l’air de se ratatiner lorsqu’ils ont le malheur de côtoyer Golaud.
L’effet est d’autant plus saisissant que la scène de l’Opéra de Strasbourg est étroite, tellement qu’on dirait que les interprètes évoluent dans une bonbonnière. Or, le baryton ne se contente pas de déplacer de l’air. Il laisse filtrer le trouble existentiel qui habite Golaud, une pulsion de mort qui est également tournée vers lui. Pas étonnant que le public lui ait réservé de chauds applaudissements, en dépit de ce rôle qui suscite plus de révulsion que de sympathie. Il a reconnu en lui un grand interprète.
Quelle fortune d’avoir une distribution dont l’investissement scénique est palpable, époustouflant. Le grand baryton Jean-François Lapointe interprète le rôle de Golaud avec les qualités qui sont les siennes, un art de la langue impeccable, un chant sein et habité, et sa prestance sans égale sur scène. S’il est d’une fragilité bouleversante dans les scènes avec son fils Yniold (parfaitement chanté par un enfant du Tölzer Knabenchor, Cajetan DeBloch) en cause l’aspect meurtri, blessé du personnage, le baryton canadien se montre tout autant effrayant et surpuissant, et théâtralement et musicalement, notamment dans ses « Absalon ! Absalon ! » au 4e acte, le moment le plus fort et forte de l’ouvrage.
Golaud, souvent réduit au noble grisonnant et « méchant » prend ici une épaisseur et une profondeur dramaturgique incroyable. Le « petit père » nous inspire de la tristesse, puis nous effraie de plus en plus jusqu’à en devenir franchement ignoble : Jean-François Lapointe bouleverse et teinte sa voix de toutes les colères rentrées qui rejaillissent au cours du drame.
Jean-François Lapointe incarne un passionnant et exceptionnel Golaud, sidérant de violence et de puissance vocale mais tout aussi touchant dans la détresse.
Longtemps Pelléas recherché, Jean-François Lapointe, voix profonde et autorité naturelle, campe un impressionnant Golaud qui paraît se débattre avec d’affreux souvenirs.
Philippe Venturini, Les Echos, 22 octobre 2018
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